(Manifeste)
je ne suis pas hypersensible

Par Anonyme, le jeu. 20 décembre 2018

[temps de lecture : environ 10 minutes]

À toi qui crois ou affirme que je suis hyper sensible. Dans ta bouche l'hypersensibilité semble être une tare, une insulte, ou quelque chose de désagréable et proscrit.

Quand je compatis et pleure avec l'enfant inconnu qui se fait frapper, hurler dessus, punir arbitrairement par son parent au parc, dans la rue, ou manipuler silencieusement chez ellui,

quand je souffre de voir des animaux tazés, tranchés, broyés vivants par des psychopathes pour être mangés par de riches égoïstes « amateurs de bidoche » ou des ignares qui pensent que manger de la viande tous les jours ou presque est indispensable aux humains pour être en bonne santé, ou qui ne se posent même pas la question,

quand je ne dors plus la nuit de savoir que des humains meurent noyés en mer ou s'entassent dans nos camps insalubres après avoir parcouru des milliers de kilomètres dans des conditions inhumaines pour fuir les guerres dans leurs pays, guerres que nos si belles nations occidentales encouragent et fournissent en armes, ou chapeautent avec leurs politiques néocolonialo-impérativo-paternalistes,

quand je constate les comportements racistes, homophobes, transphobes, grossophobes, validistes, psychophobes, adultistes, et autres oppressions de minorités, toutes les petites remarques, les stéréotypes, injures et attaques lentement mais partout distillés contre les renois, les reubeus, les asiat', les roms et toutes les autres minorités ethniques ou religieuses, les pédés, les gouines et autres travlos, les grosses, les anorexiques et autres moches, les morveux, les grognards, les chouinards, les trisos, les mongoles et autres « malades mentaux », les fous, les « anormaux » tous les « dingues » et tellement d'autres personnes encore, qui en prennent plein la gueule à titre individuel ou collectif, sous prétexte que « c'est pour déconner, t'as aucun humour ! »

quand je vois des animaux, tripes ouvertes, bardés de tubes et d'aiguilles pour tester des produits qui nous donneront des cancers, combinés à des perturbateurs endocriniens qui rendent nos futurs enfants handicapés,

quand je m'insurge toujours au fil de chaque témoignage de femme qui se fait agresser, frotter, insulter, rabaisser, battre, par un inconnu n'importe où, son patron, son supérieur, son soit disant « ami », ou encore plus souvent par son prétendu « compagnon », ou de chaque enfant dotée d'un utérus ou d'un vagin qui se fait contraindre dans des vêtements, des couleurs, des traits de caractères, des attitudes attendues, ou des comportements ou activités qu'elle « devrait avoir ou faire » mais dont elle ne veut pas, tandis que tant d'autres lui sont interdites, car jugées incompatibles avec son sexe,

quand je suis impuissant à arrêter de faire abattre des forêts entières de magnifiques arbres millénaires pour en faire de la farine à meubles IKEA qui seront jetés aux ordures quelques années plus tard et nous tuerons à petit feu en libérant leurs colles cancérigènes en attendant,

quand je comprends toute la détresse d'une femme noire, d'un enfant issu d'un milieu exploité, d'un handicapé racisé, parce que chacun·e d'elleux en prend d'autant plus plein la gueule qu'ielle cumule les oppressions,

quand je me révolte contre des président, des gouvernements, des préfets, des représentant·e·s (qui ne représentent qu'elleux-mêmes), des gendarmes et des milices publiques ou privées qui encouragent et cautionnent un fonctionnement social injuste, aberrant, arbitraire, et illégitime, où la liberté n'est plus que celle d'entreprendre l'exploitation de toustes les autres, au mépris de l'égalité des droits et du respect du vivant, tout cela en prétendant « there is no alternative » à la Thatcher depuis plus de quarante ans,

à toi qui crois, affirme, et m'insulte en me traitant d'hypersensible,

Je dis non.

Je ne suis pas hypersensible. C'est toi qui est hyposensible.

C'est toi qui laisse faire. C'est toi qui devrait être rongé·e par la honte et la culpabilité de ne pas te battre chaque instant de ta vie pour arrêter tout cela.

C'est toi qui est insensible.

Insensible à la vie, insensible au vivant, insensible aux autres, aux manifestant·e·s, aux enfants, aux femmes, aux racisés et autres humain·e·s assignées minorités donc quantités négligeables, aux non-humain·e·s, aux forêts, qui souffrent, qui sont attaqué·e·s, assiégé·e·s, bléssé·e·s, dépecé·e·s, battu·e·s, humilié·e·s, gazé·e·s, maltraité·e·s chaque jour où tu ne fais rien, où tu détourne le regard, où tu enrichis celui ou celle pour qui tu travailles au lieu de vivre pour toi et celleux qui t'aiment et que tu aimes…

Je ne suis pas hypersensible, et refuse d'être traité de « mauviette », de « pédale » ou de « femmelette », quand c'est ta carapace d'insensibilité, ton prétendu « blindage » qui te coupe du monde sensible, et te permet de le saccager, ou de laisser le saccager.

Ma sensibilité n'est pas une faiblesse à corriger ; c'est une force.

Alors, oui, je sais.

Quand tu étais enfant, tu en as bavé.

Tu n'étais pas comme ça. Aucun enfant n'est insensible.

Mais tu l'es devenu.

Tes parents t'ont probablement rabaissé·e, puni·e, tapé·e ou hurlé dessus. Et pas qu'une fois. Oui, tu n'as peut-être simplement pas été écouté·e, tellement ignoré·e que tu as fini par te couper de ta propre sensibilité.

Tu as peut-être pris des coups, des fessées, ou des gifles (une seule suffit pour activer définitivement le circuit de la soumission par la peur !), ou encore simplement subi·e des chantages affectifs, des menaces, des privations diverses, des refus arbitraires, des situations injustes, des négations de toi-même et de tes émotions, des insultes, ad nauseam de ta naissance à ton adolescence ; pressé·e à obéir, et quelque fois avec douceur et souvent avec les meilleures intentions du monde, car « c'était pour ton bien », et comme disent ces parents-là « ça ne t'a pas tué ! Tu n'en es pas mort·e. »

Vraisemblablement pas.

Mais c'est un peu comme si.

Tu y as perdu une part essentielle de ta sensibilité à toi-même, de ta sensibilité aux autres, aux relations, au monde. Tu as perdu ta présence à toi-même, puis ta présence aux autres, au sensible, au vivant.

Et ça, pour un humain, pour tout être sensible, c'est mourir.

Mais tu sais quoi ? Ça se répare, et nous sommes des dizaines de millions, nous, les prétendu·e·s hypersensibles, à pouvoir t'aider à guérir.

Je ne suis pas hypersensible. C'est toi qui est insensible.

Tu as été insensibilisé par dressage, par la violence de ce monde.

Et ça se soigne.

Alors fais quelque chose pour toi. Viens discuter avec un sensible.

Recherche qui tu es, pas ce qu'on t'as dit que tu devais devenir. Résiste, redeviens créatif. Nous n'avons besoin de personne pour nous dire quoi faire, comment être, comment vivre.

Viens avec nous, mets en œuvre toutes les manières de faire comprendre avec nos mots à nous – et non leurs propres méthodes, ce qui serait rentrer dans leur jeu, avec leurs règles – à nos gouvernants qu'ils nous oppressent au lieu de nous aider.

Comme si nous étions incapables de savoir ce qui est bon pour nous, ou de respecter les autres, sans qu'on nous explique comment le faire ou qu'on nous oblige à le faire ! Tous les non-humains sans exception y arrivent naturellement. Pourquoi nous fait-on croire que nous, non ?

L'être humain, comme tous les animaux, s'est débrouillé avec succès sans gouvernants, sans écoles, sans usines, sans propriété, sans liberté consacrée très au dessus de l'égalité dans des constitutions, sans constitutions et sans états, sans devoir justifier ni rentabiliser sa propre existence pendant plusieurs dizaines de milliers d'années.

Ça ne fait que quelques centaines d'années tout au plus qu'on se tape le sacro-saint phallus du père blanc, vieux, hétéro, riche qui croit que le monde lui appartient parce qu'il a tellement peu de confiance en lui qu'il a du créer des dieux, des religions et des états pour rendre cette situation acceptable par ses congénères, puis les contraindre à s'y soumettre par la domination symbolique, enracinée dans des comportements de servitude volontaire et de fabrique du consentement.

Historiquement, les gouvernements et la civilisation esclavagiste de la modernité, c'est la dernière seconde de toute l'histoire de l'humanité…

Le point important, c'est qu'en étant sensible, en redevenant sensible — parce qu'on peut le redevenir — on va bien mieux s'en sortir. Nous-mêmes. Comme des grands.

Parce que la seule chose qui nous manque, ce n'est certainement pas un bon leader, ni des solutions technologiquement innovantes, ni des énergies vertes, ni un développement durable, encore moins une croissance raisonnée ou un capitalisme moralisé. Le capitalisme, par sa nature même, n'est pas moral. Il ne sera jamais moralisable. Le développement ne sera jamais durable.

Tout ce dont nous avons besoin, c'est de confiance en nous.

C'est de présence à nous-mêmes.

C'est notre sensibilité à notre propre vie, à nos propres besoins, à nos propres désirs, à nos propres capacités, à nos propres ressentis.

Parce qu'hypersensible ou insensible ne sont que les deux faces d'un même problème : la déconnexion de l'humain de lui-même, et du vivant en général, pour se couper d'un trop plein de violence subi dès notre plus tendre enfance.

La nature humaine n'est pas mauvaise, loin de là. Elle n'est pas violente. La société « civilisée » occidentale libérale-capitaliste-patriarcale-judéo-chrétienne, oui.

L'être humain a été civilisé, et ça c'est fait, ça continue de se faire, dans la plus grande violence, dont les victimes sont contraintes à rester toujours plus silencieuses, voire à glorifier leurs agresseurs.

Cette société est devenue malsaine depuis que les graines de la violence éducative ont été semées, parallèlement à la domination masculino-capitaliste, il y a quelques milliers d'années, très probablement lorsque les humains se sont sédentarisés.

Je ne suis pas hypersensible.

Je suis sensible, et c'est une chance.

Tu auras beau me dire que c'est une calamité, que ça m'empêche d'être normal et de m'insérer dans la société telle qu'elle est… J'ai beau te croire quelque fois, cette prétendue calamité est en fait le signal d'alarme qui nous sauvera toustes.

Ressentir toute la beauté, toute la bonté, toute l'énergie positive de l'être humain, de la magie du vivant, de l'immensité vibrante du monde sentient et des relations à naître ou à partager, c'est une véritable chance.

C'est une source d'énergie pour bâtir.

Ce n'est pas une malédiction, mais un cadeau.

Ce n'est pas moi qui vais mal. C'est le monde.

C'est ton monde.

C'est notre monde.

Ce n'est pas mon hypersensibilité le problème. C'est l'insensibilité à laquelle la société occidentale mondialisée et la violence éducative ordinaire nous préparent ou tentent de nous préparer pour nous emmener à l'abattoir de l'exploitation à vie.

« Perdre sa vie à la gagner », gagner l'argent de celleux qui veulent nous mettre de force à leur service, argent qu'ils créent dans un contexte de rareté artificielle, construite de toutes pièces, alors que toute la vie n'est qu'abondance depuis des centaines de milliers d'années. Celleux dont la simple position sociale et les privilèges sont des violences, réelles et symboliques, qui s'expriment à travers des systèmes oppressifs complexes et interdépendants.

Des systèmes de domination que nous avons intégrés au plus profond de nous même depuis quelques petites centaines d'années, grâce à la violence éducative ordinaire opérée sur les enfants dès leur naissance.

Alors toi, hyposensible, insensible, déraciné de ton vivant, viens discuter avec un hypersensible, une sensible. Viens développer ton cortex orbito-frontal, ton cortex cingulaire antérieur, viens expérimenter ce que c'est qu'un cerveau humain mature, de ne plus avoir peur de tout… Viens et observe les enfants laissés libres de grandir, de découvrir, de créer, de vivre et d'interagir, et laisse toute ta sensibilité circuler de nouveau.

Viens apprendre à te faire des câlins, à t'aimer toi-même, à simplement t'écouter, écouter l'enfant en toi qui a été interdit de grandir en suivant son propre chemin, empêché de développer son humanité. L'enfant qui a été violenté et déresponsabilisé depuis qu'on lui décrète quand et combien il doit manger, quand et combien il doit dormir, ce qu'il doit faire et comment il doit le faire à chaque instant, quand, comment et ce qu'il doit ressentir dans chaque situation, au mépris de ses propres sensations physiques, de ses intimes convictions, de ses besoins physiologiques.

Ce n'est plus un enfant. C'est un sous-humain infantilisé.

Tout ça encore « pour son bien », évidemment, puisqu'un enfant humain occidental ne sait pas ce qui est bon pour ellui, contrairement à tous les autres animaux, mammifères, et tous les enfants humains depuis plus de cent mille ans.

Pour son bien, vraiment ? Lui a-t-on seulement laissé l'espace et le temps pour se découvrir ellui-même ? Chercher et apprendre selon son propre chemin ? Pas un instant. Pas depuis qu'on le violente pour le soumettre.

Il n'y a pas d'âge pour commencer. Il n'y a pas d'âge pour changer le monde. Il n'y a pas d'âge pour commencer à prendre soin de l'enfant qui est en nous, et qui aurait du être écouté, respecté, comme la chose la plus précieuse que des adultes peuvent accueillir, accompagner, et aimer et non éduquer, dresser, soumettre.

Contrairement à ce que disent tous ces foutus vendeurs de bien-être, la révolution n'est pas intérieure, ni individuelle. Elle n'est pas qu'intérieure. Elle est loin d'être seulement individuelle.

La révolution est collective, et personne n'y arrivera sans les autres. Se sentir mieux dans un environnement où tout le reste du monde se violente et s'entre-tue n'a pas de sens. C'est un sauvetage individuel, et non un avenir à long terme pour les êtres sentients.

On n'a qu'une vie, on n'a qu'une planète, il n'y a qu'une espèce humaine, et nous en sommes toustes. Tant qu'un·e seul·e souffrira encore, nous n'arrêterons pas. Nous continuerons à ressentir, à compatir et à aider.

Alors reviens. Viens échanger, viens ressentir aussi. Viens te découvrir, te redécouvrir, chercher et trouver ce qui est bon pour toi, et qui tu es.

Câlins. Bisous. Je t'aime.

Et si tu me dis que je vis dans un monde de Bisounours, je te renvoie à ta propre doxa.